PEDRO, torse nu, essaye de respirer un peu d'air frais à travers la porte entrouverte d'un wagon surchauffé. Son pantalon, une paire de sandales en plastique, la béquille sans laquelle il ne peut marcher : il n'a plus rien d'autre. Des bandes salvadoriennes, les mara salvatruchas, l'ont dépouillé du peu qu'il avait emporté de son village du Guatemala. Pedro l'a quitté depuis des semaines pour essayer de traverser tout le Mexique en se cachant dans des trains de marchandises, arriver 3 500 kilomètres plus au nord et franchir la frontière des États-Unis. Parce qu'elle est l'une des mieux gardées au monde, tous les clandestins n'y réussissent pas. Ils sont alors condamnés à essayer de trouver du travail sur place, dans les « maquiladoras » - les « usines à sueur ». Sans grande chance d'y arriver.
Depuis sa naissance, voilà huit ans, My Châu n'a jamais connu qu'un univers de béton, de grillages et de barbelés. Sa faute ? Être née de parents boat-people qui ont été enfermés dans le camp de Whitehead après leur fuite du Vietnam. Elle n'a jamais vu une forêt ou un jardin, un chien ou une vache. Par chance, elle a déjà vu des chats parce qu'ils arrivent à se glisser partout. Ce camp, récemment fermé, était au cœur de Hongkong, l'une des villes les plus riches du monde.
Un train entre dans Metro Manilla, l'un des plus grands et des plus sinistres bidonvilles du monde. Quand Anak l'entend venir, il déménage sur la voie d'à côté. Quand un nouveau convoi arrive dans l'autre sens, il fait le chemin inverse. Anak est si pauvre parmi ces millions de pauvres qu'il ne peut même pas se loger dans un des taudis que ces trains rasent à chaque passage. Quelques kilomètres plus loin, les seuls espaces verts sont des immenses terrains de golf qui s'étendent en plein centre-ville. Leurs propriétaires refusent de les céder : ils perdraient trop de temps à se faire conduire jusqu'à la périphérie de Manille pour pratiquer leur sport.
Dès que la nuit tombe, les avions de guerre font un bruit d'enfer en survolant les camps de réfugiés aux alentours de Kukës. Des milliards de dollars volent au-dessus de leurs têtes. Mais un mois après qu'ils ont fui jusque-là, ces Albanais s'entassent toujours sous des abris de plastique qu'ils ont bricolé sur les remorques de leurs tracteurs. La nourriture est hors de prix. L'aide internationale n'arrive qu'aux plus forts, à ceux qui peuvent l'attraper quand elle leur est jetée. C'était pour venir à leur secours que les forces alliées intervenaient au Kosovo.
Muniakindi est assise sur la voie ferrée à quelques kilomètres de Kisangani, son bâton et son balluchon à ses pieds, son enfant suspendu à son dos. D'autres, jeunes et vieux, couchés un peu plus loin, ne se relèveront jamais. Tous ont marché des centaines de kilomètres pour fuir l'avancée des troupes de Kabila. Ils étaient au moins trois cent mille au départ, quelques milliers survivront à un exode de plusieurs mois. Cette extermination est le contrecoup du génocide rwandais, le premier génocide exécuté au vu et au su du monde entier. Il aurait été tué dans l'oeuf si les grandes puissances avaient voulu intervenir : les troupes de l'ONU ont pris la fuite quelques jours après son déclenchement.
Mohamed cherche à se faire une petite place sur le bateau qui va quitter la côte marocaine près de l'enclave espagnole de Ceuta. Il est du Haut-Atlas, mais d'autres clandestins à ses côtés ont parcouru toute l'Afrique à pied ou en camion, venant de pays aussi éloignés que la Zambie et le Zaïre. Ils vont traverser le détroit de Gibraltar, puis essayer de remonter plus au nord, y compris jusqu'à la France, même si elle se ferme toujours plus. Les passeurs, qui ont fourni l'embarcation, la surchargent pour récupérer dix ou vingt fois leur mise. Que le vent se lève, que les courants soient trop forts et elle coulera. Au petit jour, les gardes-côtes ramasseront peut être quelques cadavres. Les journaux locaux publieront un entrefilet pour appeler à les identifier à la morgue. Personne ne viendra. Ils seront enterrés dans une fosse commune, anonymement. Pendant des années, leurs veuves, leurs familles attendront en vain le moindre signe de vie.
Une seule fazenda monopolise tout le fond d'une vallée de l'Equateur. Sur les pentes, comme un immense damier, s'accrochent des lopins minuscules, de plus en plus petits parce que divisés et redivisés à chaque héritage. S'occuper de la terre est devenu une affaire de femmes : les hommes ont dû partir chercher du travail en ville. Traditionnellement, ils reviennent une fois par an, lors de la fête de la fertilité, le 1er novembre, pour célébrer la vie, et, le lendemain, pour célébrer la mort. Mais pas cette année. La crise est passée par là, et ils auraient honte de venir sans cadeaux, pis : sans même un peu d'argent pour acheter les semences que leurs familles ont déjà mangées.
Depuis 1993, dans près de cinquante pays, j'ai vécu les trois quarts de chaque année aux côtés de tant de Pedro, de My Châu, d'Anak, de Muniakindi, de Mohamed ! Partout et toujours, j'ai vu ces immigrés, ces réfugiés, ces « personnes déplacées » - ils sont plusieurs centaines de millions - à vivre là où ils arrivent dans des conditions beaucoup plus difficiles que leurs voisins des pays du Nord, et encore plus difficiles que les autres habitants des mégapoles du Sud. Pourtant, ils ne cèdent pas à la détresse : ils se battent avec courage et détermination, avec une force qui mérite notre respect.
Surtout, j'ai vu que la vie qu'ils avaient quittée, mais qui reste la vie de tous ceux restés sur place, bien plus nombreux, était pire encore : ils sont partis parce que leur chance d'échapper à une pauvreté intolérable était nulle. Et cette vérité m'a profondément changé.
En commençant cette enquête, je savais que le monde comportait des zones d'ombre, mais j'imaginais qu'il allait dans le bons sens et qu'elles disparaîtraient peu à peu. Je ne m'attendais pas à découvrir le contraire : elles ne cessent de s'assombrir et de s'étendre. Une minorité de l'humanité, celle qui se montre et qu'on montre, avance ; l'immense majorité, masquée, recule.
Pendant ces sept années, je l'ai vue, je l'ai regardée, et j'ai pris le temps de l'écouter. Naturellement : les habitants de cette planète en mouvement se tournaient vers l'objectif comme vers un micro. Parce qu'ils attendaient de moi non pas de faire naître la compassion mais de faire savoir qu'ils existent. Ma dette envers eux est immense.
Une vieille, très vieille Musulmane bosniaque n'avait pour seul abri, en plein hiver, qu'un convoi de wagons immobilisés en rase campagne depuis des mois. Elle ne pouvait même pas être considérée comme une réfugiée à part entière : elle avait quitté la Bosnie avant les viols et les massacres, et ceux qui les avaient subis étaient jugés prioritaires. Je l'ai photographiée, nous avons longuement parlé. Elle m'a alors serré dans ses bras, très fort, et n'arrivait pas à arrêter de pleurer. Quelqu'un, enfin, l'avait écoutée.
Écoutons notre présent !
Sebastiýo Salgado est photographe
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