Bernard Ollivier, 63 ans, ancien journaliste, retraité, marche chaque année sur les pas de Marco Polo en Asie centrale.
" On ne peut partir si on n'a pas déposé tout ce qui n'est pas nécessaire à la survie. Le dépouillement, c'est la loi fondamenatle du voyageur. On doit se mettre à poil "
Libération - le 24 juillet 2001 par JEAN-PIERRE PERRIN
Et si la vie, la vraie vie, celle où les rêves font chavirer la quille du quotidien et où l'on s'en va à la mer, au désert, au monde entier, commençait à 60 ans? La retraite est là, bien méritée comme on dit. Les enfants sont grands et composent leur avenir tout seuls. Devant soi, il reste encore une grande plage blanche à traverser avant les Sargasses du grand âge, une grande page blanche aussi à écrire. Et il y a aussi l'angoisse, la poignante angoisse du vide, surtout après une période d'hyperactivité. C'est tout ça qui fait marcher Bernard Ollivier et le précipite, à 60 ans passés, sur la route de la soie. S'ajoute son veuvage qui, une fois la terrible épreuve surmontée, a tranché la dernière amarre qui pouvait encore le rattacher à la terre ferme des habitudes.
Chaque été, il retrouve donc cette route de la soie pour en parcourir une nouvelle étape de plus de 2000 km, reprenant son chemin exactement là où il l'avait abandonné l'année précédente. Destination finale Xian, en Chine. Il voyage le plus simplement du monde: avec ses deux jambes et en solitaire. Libre, les pieds dans la poussière, la casquette dans les étoiles et les yeux vagabonds, chapardant sans cesse des images et quêtant des rencontres. Chaque soir, à l'étape, il les retranscrit sur des carnets. Car cette retraite l'a fait aussi - même s'il avait derrière lui une longue carrière de journaliste politique et économique -, naître vraiment à l'écriture, le faisant enchaîner des récits de voyages, un recueil de nouvelles sur les SDF et, bientôt, des romans policiers. Outre les nouvelles, deux récits ont déjà été publiés: Traverser l'Anatolie et Vers Samarcande. «Habituellement, chez Phébus, on ne donne pas d'à-valoir à un auteur avant d'avoir lu son manuscrit. Bernard Ollivier est l'exception. Avant de partir, il a déposé chez nous son projet, lequel a tout de suite emballé le patron», raconte Blandine de Caunes, qui travaille dans cette maison d'édition. Les deux titres figurent dans les listes des meilleures ventes.
L'été, Bernard Ollivier marche pendant trois à quatre mois - il est reparti fin juin pour sa troisième et avant-dernière étape qui doit l'emmener, à travers l'Asie centrale, jusqu'aux portes de la Mongolie. Le reste de l'année, réfugié dans sa «ruine» de Normandie, une maison qu'il rebâtit de ses mains depuis trente-cinq ans et qui sera «présentable» dans vingt-cinq autres années, il écrit et prépare avec tout le soin possible le prochain voyage.
Avant, l'homme n'était même pas marcheur. Quand la retraite lui est tombée dessus, il est allé chercher le dossier qu'il avait préparé en prévision de celle-ci. «Après avoir fait un bilan de ma vie passée, je me suis demandé ce que j'allais faire de cette retraite. C'était la dernière période de ma vie, je ne voulais pas la rater», raconte-t-il à Saint-Malo, où il est l'invité du festival Etonnants Voyageurs. «C'est sur un coin de table que j'ai pris la décision d'aller à Saint-Jacques de Compostelle.» L'ancien journaliste à Combat et au Matin n'est pourtant pas croyant. A peine est-il agnostique. Mais l'art roman, qui maille de chapelles et de sanctuaires la pérégrination vers Saint-Jacques, l'émeut au plus haut point. En trois mois, il couvre les 2325 km qui séparent Paris de la capitale de la Galice. C'est en marchant qu'il découvre la fraternité des chemins, «cette convivialité formidable qui réunit des chefs d'entreprise et des ouvriers agricoles, forme des couples d'amitiés extrêmement fortes qui ne finiront jamais». Il y apprend aussi une règle, lui qui n'a rien d'un ascète puisqu'il entretient dans sa cave une «jolie collection» de 500 bouteilles de bordeaux, celle du nécessaire dénuement. On ne voyage vraiment que sans bagage: «On ne peut partir si on n'a pas déposé tout ce qui n'est pas nécessaire à la survie. Le dépouillement, c'est la loi fondamentale du voyageur. On doit se mettre à poil.» Sur les routes de la Chine, son sac est tout aussi léger: deux paires de chaussettes, deux slips, un chandail...
C'est en allant à Saint-Jacques qu'il a attrapé, lui le «curé laïque», comme l'appelle un copain, le virus des chemins. Deux longues routes l'intéressent: la piste de Santa Fe des pionniers américains et celle de la soie, chère à Marco Polo. Parce qu'il aime l'histoire, il choisit la seconde. Cela fait pas mal de pays à traverser: Turquie, Iran, Turkménistan, Ouzbékistan, Tadjikistan... Au risque de passer pour un intégriste de la marche, il ne triche jamais avec les kilomètres, refusant, quelle que soit sa fatigue, qu'une voiture le prenne. En plein été, il traverse l'affreux désert iranien du Dasht-e Kavir. «Pas une dune, pas un brin d'herbe, pas un rocher où l'œil pourrait s'arrimer», écrit-il. Parfois, le désespoir l'étrangle. Ainsi, la traversée du Turkménistan. Il écrit: «Cette humanité grossière et ces flics avides, ce soleil assassin, ces étendues déshumanisées, tout est trop hostile. [...] Je me laisse doucement glisser loin de l'espoir qui me portait jusqu'alors. A quoi bon lutter?» Parfois, sa santé trébuche. Sur les hauts plateaux d'Anatolie, il tombera même nez dans l'herbe, abattu par la dysenterie. La peur, l'angoisse s'imposent aussi comme compagnons de voyage. «Tous les matins, je me demande si je vais rencontrer un village sur ma route, pouvoir manger, dormir, trouver de l'eau. Et tomber sur des gens merveilleux ou des bandits.» Mais tout cela est transcendé par la plénitude qu'offre la marche, «cette sorte de jouissance qui survient vers sept heures du matin, une fois le soleil levé, lorsque chaque morceau du corps fabrique du bonheur. Il y a un moment où l'on se sent en l'air.»
Si le marcheur a du souffle, l'écrivain en a moins. Il peine dans ses descriptions de paysages et sa vision de l'Iran est trop souvent à ras du bitume. Il ne faut pas chercher un nouveau Nicolas Bouvier ou un Bruce Chatwin. Mais bien peu de grands voyageurs ont un cœur gros comme le sien. Déjà, quand il courait le marathon, il n'hésitait pas à sacrifier sa course pour guider un participant aveugle. Lui qui a trouvé dans la marche une nouvelle liberté est convaincu que d'autres peuvent s'en sortir de la même façon. En particulier, les délinquants multirécidivistes. Grâce à l'argent de ses bouquins, il a créé Seuil, une association qui, en coopération avec les juges, offre à des adolescents emprisonnés la possibilité de sortir de prison. La contrepartie: marcher au moins 2000 km en trois mois dans un pays étranger, sans en connaître la langue, sans radio ni walkman. En cas de rupture du contrat, ils réintègrent leur lieu de détention. S'ils arrivent au bout, ils sont libres: «Mon projet de vie, c'est aussi de sortir des multirécidivistes des taules. La marche doit fonctionner comme une thérapie. S'ils réussissent, ils deviennent des héros et seront obsédés par le fait qu'ils ont enfin fait quelque chose de positif dans leur vie.» L'expérience existe en Belgique. En France, elle commencera en octobre. A cette date, deux jeunes délinquants, accompagnés d'un bénévole, partiront d'Istanbul pour gagner Paris. Bernard Ollivier, lui, veut continuer à marcher. Jusqu'à son dernier souffle. «Ma retraite sera réussie si j'ai su me préparer à mourir. Et le voyage permet de penser à ce qui est important.».
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